Que reste-t-il de la vague d'émotion qui a gagné une grande partie du monde, il y a dix ans, après l'attentat contre le journal satirique français Charlie Hebdo ? En Côte d'Ivoire, Lassane Zohoré est caricaturiste et directeur de publication de l'hebdomadaire satirique Gbich !, qui fait rire les Ivoiriens depuis plus de 25 ans. « Il y a un avant et un après-Charlie, dit-il, car aujourd'hui, nous, les dessinateurs, on est ramollis ». En ligne d'Abidjan, il répond en toute sincérité aux questions de Christophe Boisbouvier. RFI : Il y a 10 ans, vous avez participé à des manifestations de solidarité à Abidjan en disant « Je suis Charlie ». Aujourd'hui, est-ce que vous êtes toujours Charlie ?Lassane Zohoré : Oui, je suis toujours Charlie, parce qu'il faut dire que la résilience dont a fait preuve Charlie nous a inspiré tous et je peux affirmer que je suis toujours Charlie. On ne savait pas qu'on faisait un métier dangereux, au point de chercher à assassiner des dessinateurs. Je crois que ça nous a ouvert un peu les yeux et, sans qu'on ne s'en rende compte, peut-être qu'il y a une autocensure que les dessinateurs eux-mêmes se sont imposés. Il a fallu les remotiver pour leur dire qu'ils pouvaient faire leur métier comme ils le souhaitaient. Ils pouvaient faire leur métier librement, voilà.Gbich est né à Abidjan en 1999. Ça fait déjà donc plus de 25 ans et vous tirez à plusieurs milliers d'exemplaires. Est-ce que la caricature ça compte en Côte d'Ivoire ?Oui, ça compte beaucoup en Côte d'Ivoire. Donc, du coup, je pense quand même que la Côte d'Ivoire qui a une culture d'autodérision a vraiment adopté cela et nous continuons notre chemin par rapport à ça.Alors pour Riss, le directeur actuel de Charlie Hebdo à Paris, la liberté d'expression a reculé en France depuis 10 ans. Est-ce que vous constatez la même chose en Côte d'Ivoire ?Je dirais que oui, quelque part quand même, parce que ce qu'on pouvait dire il y a peut-être 10 ans, aujourd'hui on ne peut presque pas rire ou plaisanter avec certains sujets. Malheureusement, c’est ce qu'on constate ! Parce qu'avant, nous, on pouvait se moquer par exemple des ethnies de la Côte d'Ivoire, comme les Baoulé contre les Bétés, ou les Dioula contre les Agnis, et cetera. Mais aujourd'hui, on ne peut pas faire ça. Les gens prennent cela en mal et ça peut créer des frustrations. Ça peut être mal perçu. Voilà, donc aujourd'hui, je pense que la liberté d'expression a reculé. Et si vous avez bien remarqué, le métier d'humoriste même est en train de disparaître pratiquement à cause de cela.On connaît la tradition anticléricale de Charlie Hebdo. Pour ce 10e anniversaire de l'attentat, l'hebdomadaire français a publié un numéro spécial où il veut rire de Dieu à travers quelque 40 caricatures. On voit par exemple une mère qui protège son enfant dans un paysage en ruines, et qui dit « un dieu, ça va, trois dieux, bonjour les dégâts ». Est-ce que ce type d'humour est possible chez vous en Côte d'Ivoire ?Bon, ici, il y a quand même une nuance. Gbich a traité beaucoup de thèmes sur la religion, mais la nuance vient du fait que, au niveau de Gbich, vous avez des personnes qui croient en Dieu. Contrairement à Charlie Hebdo où c'est un journal qui est athée. Donc, on croit en Dieu, mais on peut se moquer des serviteurs de Dieu, de ceux qui pratiquent la religion. Il nous est arrivé de faire des numéros sur des imams, faire des numéros sur des pasteurs ou des prêtres, mais on ne s'attaque pas à Dieu.Et on ne s'attaque pas à ses symboles.Exactement. C'est ça.Alors, toujours Riss, directeur actuel de Charlie Hebdo, affirme que si la liberté d'expression recule en Europe, c'est peut-être parce que la démocratie elle-même est menacée par les forces obscurantistes. Qu'en pensez-vous ?Bon, je suis d'accord avec lui. Je constate simplement qu'aujourd'hui, avec la liberté qu'il y a sur les réseaux sociaux, il y a une sorte de tribunal qui s'est installé au niveau des réseaux sociaux qui peuvent faire et défaire les choses. Et malheureusement, il suffit d'avoir 2 ou 3 personnes dont la voix porte, et qui remettent en cause un certain nombre de choses, pour que ça tire tout le reste. Il y a vraiment un tribunal qui ne dit pas son nom sur les réseaux sociaux, qui amène les gens à moins accepter des choses qui étaient banales hier. Voilà, hier on pouvait tout dire, on pouvait se marrer de tout. Mais aujourd'hui, c’est difficile. Moi-même je faisais des dessins dans le journal gouvernemental Fraternité matin. Tous les jours, je faisais un dessin, des blagues, mais aujourd'hui, je ne peux plus faire ces mêmes blagues là ! Je pouvais me moquer de la femme, du policier, des ethnies. Aujourd'hui là, tout est complètement barricadé et il y a des épines partout ! Vous ne pouvez pas trop bouger.Et sur ce tribunal des réseaux sociaux, vous arrive-t-il d'être menacé à cause ...